Le paradoxe de l’écran

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Une tribune de Nadine Medjeber, directrice études consumer & media insights, chez Havas Media

«L’écran est au centre de nos vies. Dans les années 60, l’arrivée de la télévision était déjà considérée comme un progrès majeur et une mini-révolution, permettant à tous d’accéder à plus d’information, de divertissement et d’éducation.
Aujourd’hui, le nombre d’écrans par foyer a explosé : on en compte en moyenne 6,5 en France, et ce nombre est de 9,5 dans les foyers avec enfants (1). Comme le souligne un article du Sydney Morning Herald, «Tech has captured nearly all visual capacity». Quel regard poser aujourd’hui sur ce phénomène d’«invasion» de notre quotidien par ces surfaces dont on ne peut plus se passer et qui impactent notre relation aux autres et au monde ?

Retour aux sources

L’origine du mot «écran» est assez obscure et controversée, mais les définitions qu’en donnent les dictionnaires apportent un éclairage intéressant. Si la définition technique reste factuelle («Surface sur laquelle se forme l’image visible dans un tube cathodique, appareil sur lequel sont affichés les caractères, les illustrations, les données ou les résultats d’opérations effectuées sur un matériel électronique»), les autres dimensions du mot «écran», qui trouve son origine bien avant la télévision, sont tout aussi applicables aux écrans actuels. L’écran se définit ainsi par «tout ce qui arrête le regard, qui dissimule, empêche de voir» ou par « e qui protège d’une agression extérieure quelconque» ou encore par «ce qui s’interpose, s’intercale et dissimule» (2). Il est donc à la fois ce qui permet de nous ouvrir au monde et ce qui peut s’interposer entre le monde ou les autres et nous.

L’écran en question(s)

Si le consommateur se pose finalement assez peu de questions sur les écrans hormis celles d’ordre pratique, technologique ou fonctionnel, ce n’est pas le cas des chercheurs (sociologues, pédopsychiatres, philosophes…), qui avancent des points de vue intéressants. Sans avoir la prétention de répondre ici à ces questions, nous pouvons du moins les évoquer.
D’un point de vue sociétal, les écrans font couler beaucoup d’encre. Certains avancent le terme d’«écranocratie» (3) pour souligner l’avènement de l’époque de l’écran global. Époque dans laquelle l’écran, qui touche tous nos domaines d’activité (relations, travail, information, entertainment, éducation, art…, sans compter le pilotage de bon nombre de nos objets), régit au quotidien notre relation aux autres et au monde. L’écran devient le médiateur de nos vies. S’y intéresser, c’est d’abord s’intéresser à l’individu et au regard. En effet, c’est par le regard (entre autres) que l’individu communique et qu’il s’inscrit dans le monde. C’est par lui, comme avec la voix, que nous entrons en résonance avec nos pairs, notre univers. C’est par le regard, qui pour certains est le reflet de l’âme, que passent nos émotions, nos sentiments et que se crée l’empathie entre les gens. Quels types de relations sommes-nous en train de créer dès lors qu’un grand nombre de nos interactions passent par un écran, que ce soit pour réagir à des informations ou pour répondre aux autres ?
Que devient notre expérience physique dès lors que nous avons tout à portée de pouce et d’écran ? Nos sensations tactiles, olfactives, auditives sont sensiblement moins développées, voire dégradées, à travers l’écran. Avec le mobile, par exemple, tout notre être est concentré sur quelques centimètres carrés, la tête penchée bien plus souvent qu’on ne l’imagine. À quoi sert le reste de notre corps dans notre appréhension des autres et du monde ? Que devient notre relation aux autres et au monde à travers le prisme, le filtre de l’écran ? Est-ce la réalité, une vision de la réalité ? L’écran donne à voir, mais même sur les événements en direct, il fournit une autre vision de la réalité par la scénarisation, le storytelling et une dramaturgie de plus en plus étudiée. Sujet plus grave, les fake news ! 43% des Français estiment avoir déjà été piégés par une information qui s’est révélée fausse (4). Se pose donc une autre question : comment éduquer à l’image ?
Le graal de la disponibilité permanente via l’écran nous précipite chaque jour un peu plus dans l’accélération et la fragmentation. Jusqu’où allons-nous aller dans notre quête d’immédiateté, de rapidité ? Comment inscrire nos vies dans les moyen et long termes quand nous sommes quasiment uniquement dans le présent ? N’y a-t-il pas une limite physique à cette accélération ? Nous manquons aujourd’hui de recul pour répondre de manière satisfaisante à toutes ces questions et appréhender correctement l’ampleur de cette révolution sur nos vies et notre relation aux autres. La prochaine étape de la mutation technologique s’annonce déjà, avec notamment l’émergence de la voix.»

Et demain ?

Les compagnies américaines de la tech sont en train d’inventer un monde dans lequel la vue sera moins sollicitée, notamment grâce à des assistants vocaux. Ce monde sera-t-il moins addictif et moins vampirisant ? Nombreux sont ceux qui y aspirent.»

Nadine Medjeber est directrice études consumer & media insights, chez Havas Media

 

(1) Source : Médiamétrie, étude «Home Devices», avril-juin 2018.
(2) Source des définitions : Larousse.
(3) Source : L’Écran global, de Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, éditions du Seuil.
(4) Source : Ipsos, étude internationale «Global Advisor», septembre 2018.

Bibliographie et références :
. Résonance – Une sociologie de la relation au monde, Hartmut Rosa, éditions La Découverte.
. Communications n° 67, «Le marathon entre bitume et écran : les métamorphoses d’un spectacle», de Georges Vigarello, éditions du Seuil.
. Gartner Hype Cycle 2018.
. L’Échangeur, Nicolas Diacono.


Cette tribune est extraite du livre «Bilan et perspectives 2019 : Meaningful Marketing» de Havas Group


Lire aussi :

«I am what I feel : mesurer les émotions pour maîtriser la communication» (Havas S&E, mars 2019)

Il n’y aura pas de communication augmentée sans émotion  (Havas Group, mars 2018)

Programmes TV : la joie est l’émotion la plus contributrice de l’engagement  (novembre 2017)

L’Intelligence Artificielle, friande de nos émotions  (novembre 2017)

Perspectives 2017 : «Moment is King » by Havas Media  (février 2017)

«Faire vivre au public des émotions que seul ce type d’événement procure» (mars 2016)

« 2016, mieux que les data, les consommateurs », by Havas Media (février 2016)


Accès au livre «Bilan et perspectives 2019 : Meaningful marketing» de Havas Group (payant)

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